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Colm Toibin se met à la place d’autrui

Saluant sa compatriote, la grande dame des lettres irlandaises Edna O’Brien (1930-2024), morte au cœur de l’été (Le Monde du 28 juillet), l’écrivain Colm Toibin notait dans le quotidien TheIrish Times : « J’aime le ton intime de ses romans, son art du sous-jacent, du murmuré, son attention à la nuance. » Autant de caractéristiques ­rares et subtiles qui s’appliquent parfaitement à l’œuvre que l’auteur du Maître (éd. Robert Laffont, 2005) et du Magicien (Grasset, 2022) a lui-même bâtie.
En trente-cinq ans d’écriture, Toibin, né en 1955 à Enniscorthy, dans le comté de Westford, a édifié un corpus riche d’une douzaine de romans (traduits par la très fidèle et très précise Anna Gibson), de nouvelles, d’essais, d’articles et même d’un scénario de film (Retour à Montauk, du réalisateur allemand Volker Schlöndorff, 2017) qui font de lui l’un des grands prosateurs de sa génération. La parution de son nouveau roman, Long Island, récit que, confie-t-il au « Monde des livres », il a mis « quatorze ans à penser », est l’occasion de revenir sur quelques-uns de ses thèmes d’élection.
Colm Toibin irait-il jusqu’à dire, avec Vigny, que « seul le silence est grand » ? Le fait est que celui-ci occupe, en creux, une place considérable dans l’univers toibinien. Les personnages principaux « économisent leurs mots », n’ayant souvent « rien à dire », du moins « rien qui soit facile et simple » à énoncer. Certains s’interdisent de parler – comme Jim, l’amoureux malheureux de Brooklyn (éd. Robert Laffont, 2010), retrouvé dans Long Island : « Il se mit à compter les secondes, jusqu’à cent, puis jusqu’à deux cents (…). Il sentit que sa question flottait encore en suspens. Et puis il lui apparut avec évidence qu’[Eilis] ne répondrait pas. » D’autres érigent le non-dialogue en arme – comme Tony, le mari d’Eilis : « [Il] avait deviné son intention et, sans rien faire, en gardant le silence, le regard fixé sur la route, il lui rendait la tâche impossible. (…) Rien ne transparaissait dans son expression ou sa façon de respirer ou de conduire. Pourtant, il créait autour de lui une aura de vulnérabilité, voire d’innocence, destinée à l’empêcher de prononcer la moindre parole irrévocable – une menace qui, une fois proférée, ne pourrait plus être reprise. »
Dans la boîte à outils de Colm Toibin, le secret, l’hésitation muette, le blanc, l’omission, la retenue et bien sûr le non-dit forment une panoplie d’instruments privilégiés. En contrepoint de ses phrases cristallines, ils lui permettent de créer, au sens propre du terme, l’« in-ouï » ou le « mal-entendu » qui charpente toute sa narration. Si bien que sa matière première n’est pas vraiment le mot, mais plutôt sa cruelle absence, ce grand vide de parole, douloureux et ambigu, dans ­lequel il emprisonne ses personnages.
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